J'aime corner les pages
Moi, j'aime bien corner les pages de mes livres. C'est comme ça. J'aime bien. Pourquoi ? Et bien simplement parce qu'avec cette méthode, je retrouve instantanément la page à laquelle j'en était resté. Tenez, pas plus tard qu'hier soir, j'étais plongé dans un passionnant traité de la vie aquatique des castors en Nouvelle-Guinée. (C'est un exemple, notez bien. En fait, je n'ai jamais lu aucun livre traitent des castors. Et surtout pas en Nouvelle-Guinée. Et d'ailleurs, si certains d'entre vous meurent d'envie de me faire remarquer que le dernier castor de nouvelle Guinée a été aperçu en 437 avant Jésus-Christ, qu'il remplace le mot "Castor" par "Australopithèque", et le tour est joué.).
Ainsi donc, j'arrivai en fin de la page 337, le sommeil m'envahit, et je cornai donc consciencieusement la page (le coin du haut, parce que je ne corne le coin du bas que pour marquer les passages intéressants.). J'entendis alors un cri assez rauque car l'air était inspiré, et non pas expiré. C'était celui de ma mie, celle qui partage avec moi les boîtes de cassoulet froid et le zappeur lorsque nous sommes affalés langoureusement devant le petit écran entre 18 heures et 25H30. Ses yeux exorbités se sont jetés sur moi comme si j'avais commis un crime à côté duquel Marc Dutroux aurait passé pour un gentil plaisantin.
- Tu..Tu...Tu
- Oui. Je ?
- Tu as corné la page de ce splendide livre acheté d'occasion à prix d'or dans l'arrière boutique d'un grand magasin de Ronchin Sud pas plus tard que la semaine passée !
- Oui. Et ?
- Rien... Mais mais tu ne respecte rien !
- Si. Mais pas les livres à moitié moisis traitant de sujets obsolètes. D'ailleurs, il n'a pas souffert, regarde, je peux décorner la page. Hop ! Plus rien
- AAAAAAAHHHHHH ! Mais tu es fou ! Regarde ! à la place de ton infâme pliure, un trait de papier à 45 degrés de presque deux centimètres à jamais gravés dans ce précieux ouvrage ! Co...Comment as tu pu faire une chose pareille ???
- Comme ceci. (joignant le geste à la parole, j'écornai à titre se second exemple la page suivante). D'ailleurs je dois surligner certains passages. Pourrais tu me passer le stabilo près de toi, s'il te pl...
Mais c'était inutile, elle avait déjà perdu connaissance.
A son réveil, peu après avoir convoqué la famille pour demander conseil quand au divorce qu'elle avait conséquemment exigé, elle m'a quand même dit, entre deux sanglots que j'aurais du utiliser un marque-page, de préférence celui que sa mère m'avait offert à l'occasion de nos 2 ans de mariage (pas avec sa mère, avec elle), le touit beau en soie rouge avec les fleurs brodées. C'est vrai. J'aurais pu. Mais j'ai alors soulevé l'étonnante question "Et si je veux marquer la page de deux livres à la fois". La puissance de la question lui a sans doute fait perdre la raison (toujours à ma femme, donc, pas à sa mère, car elle, elle l'a déjà égarée depuis fort longtemps, sa raison), car, pour toute réponse je n'ai eu droit qu'au sempiternel "De toutes façons, tu ne comprendras jamais rien à rien!" (entre parenthèses, vous constaterez la double négation "Ne rien comprendre à rien" s'annule d'elle même, mais je pensais que le moment était mal choisi pour lui faire remarquer qu'elle parle français comme une poignée de porte). Bon. D'accord. Mais c'est une mauvaise réponse, et ce n'est pas comme ça qu'elle va remplir son fromage au Trivial Pursuit. D'autant que la bonne réponse était simple. C'était "Acheter un SECOND marque page" (un beau, cette fois, pasune kitscherie infâme bradé en solde dans un grand magasin de basse province). Hmm ? Qui a dit "Oui, mais si on a trois livres" ? On ne lit pas trois livres à la fois, allons, qu'est-ce que c'est que ces conneries !